Si Lehman Brothers s’était appelé Lehman Sisters, la banque n’aurait pas fait faillite ! Cette plaisanterie, qui circulait dans les milieux financiers au moment de la crise, est révélatrice d’une croyance de plus en plus répandue : les femmes seraient de bien meilleurs dirigeants que les hommes. Dans un rapport datant de 2012, la Commission européenne a listé une demi-douzaine d’études allant dans ce sens (1). Parmi ces enquêtes, celle de Catalyst, un cabinet de conseil américain, livre une conclusion qui se veut sans appel : les entreprises comptant une forte proportion de femmes au sein de leurs organes décisionnels réaliseraient 42% de bénéfices en plus et leurs capitaux investis afficheraient un rendement supérieur de 66% («The Bottom Line: Corporate Performance and Women’s representation on Board», 2007). L’efficacité économique de la gent féminine tiendrait à un leadership particulier et différent de celui des hommes. Pour faire court, et pour reprendre le titre d’une autre étude de Catalyst : «Les femmes font attention et les hommes tranchent» («Women take care, men take charge», 2005).
Déterminisme tenace. Deux chercheuses américaines se sont penchées sur les stéréotypes sexuels qui circulent dans nos sociétés (2). Dans l’inconscient collectif, les femmes sont perçues comme étant serviables, compréhensives, sensibles aux besoins des autres, compatissantes et émotives. Les traits masculins dominants, quant à eux, seraient l’indépendance, la compétition, la prise de décisions, la domination et l’agressivité. En découleraient deux styles de management bien distincts. Les hommes se révéleraient des chefs autoritaires et directifs(3), alors que les femmes privilégieraient un management démocratique et participatif, fondé sur une écoute plus fine de leurs collaborateurs et une plus grande capacité à consulter avant de décider. De là à les cantonner dans certains rôles de direction, comme les fonctions support, il n’y a qu’un pas…
Facteurs sociaux. thèses récentes prennent le contre-pied de ces stéréotypes postulant l’existence de valeurs portées exclusivement par les hommes ou les femmes. Trois chercheurs américains ont ainsi montré que les femmes sont des entrepreneurs comme les autres (4). Selon eux, celles qui réussissent ne sont pas différentes de leurs homologues masculins. Leurs recherches montrent plutôt que les deux groupes sont similaires en matière de motivation, de passé, d’environnement, etc. La réussite tiendrait plus à des facteurs sociaux. «Le sexe n’est pas une variable pertinente pour différencier les styles de leadership, renchérit Sarah Saint-Michel, enseignante-chercheuse au Centre de recherche en management de Toulouse (université Toulouse 1 / CNRS). Les femmes aux commandes sont des leaders comme les autres. L’idée d’un leadership propre aux femmes est infondée.» Pour parvenir à cette conclusion, la chercheuse a compilé 25 enquêtes européennes et américaines sur les qualités attribuées aux dirigeants et a analysé les réponses des collaborateurs de 20 000 patrons(5).
Style androgyne. Les travaux de Sarah Saint-Michel montrent que les individus interrogés ne font pas de différence entre les sexes. Ils perçoivent de la même manière leurs supérieurs hiérarchiques, hommes et femmes, du point de vue du style de leadership (charismatique, basé sur une vision partagée, ou plus conventionnel, lié à l’obtention de résultats) comme de la personnalité (courage, confiance en soi, empathie…). Pour eux, ce qui compte, c’est la façon dont les leaders eux-mêmes se voient et agissent. Ainsi, quel que soit le sexe du chef, si ce dernier se montre bienveillant ou à l’écoute, il suscitera un puissant sentiment affectif chez les salariés. De la même façon, qu’il soit homme ou femme, un leader se révélant autoritaire ou combatif éveillera une plus grande motivation de la part de ses collaborateurs.
Une étude norvégienne vient corroborer cette hypothèse (6). S’appuyant sur un questionnaire d’autoévaluation distribué à 917 top et middle managers (dont 34% de femmes), elle montre que ces dirigeants choisissent pour définir leur style de management des catégories (androgyne, féminin, indifférencié ou masculin) indépendantes de leur sexe. Il y a presque autant de managers hommes affirmant avoir un style de leadership féminin que de femmes managers avec un style de leadership masculin. L’auteur de l’étude conclut en montrant la supériorité du style androgyne qui favorise l’innovation dans les entreprises.
Mixité = performance. Finalement, que l’on croie ou non à l’existence de valeurs féminines et masculines, on débouche sur la même conclusion : le mélange des genres et la mixité font la performance. On se dirige donc vers un modèle mixte de leadership. Sarah Saint-Michel évoque ainsi l’émergence d’un nouveau leadership asexué. Quant à Viviane de Beaufort, professeure-chercheuse à l’Essec, elle parle d’un leadership équilibré : «Le dirigeant moderne idéal et efficace doit conjuguer des compétences masculines (charisme, leadership, impartialité, capacité de décision, etc.) et féminines (relationnel, empathie, écoute, organisation, savoir, etc.)»(7) Bref, pour réussir, les entreprises ont tout intérêt à intégrer ce qu’Agnès Arcier, fondatrice de l’association de femmes hauts fonctionnaires Administration moderne, appelle le «quotient féminin» : la capacité à mobiliser les valeurs féminines dans leur management(8).
Sébastien Pierrot
Bibliographie :
(1) “Les Femmes dans les instances de décision économique au sein de l’U.E : rapport de suivi”, 2012.
(2) J. Spence et C. Buckner, “Instrumental and expressive traits, trait
stereotypes, and sexist attitudes : what do they signify?”, “Psychology
of Women Quarterly”, mars 2000, vol. 24, pp. 44-53.
(3) A. Eagly, B. Johnson, “Gender and leadership style : a meta-analysis”, “Psychological Bulletin”, vol. 108, n° 2, pp. 233-256, 1990.
(4) J. Cohoon, V. Wadhwa et L. Mitchell, “The Anatomy of an Entrepreneur:
Are Successful Women Entrepreneurs Different from Men?”, Fondation Ewing Marion Kauffman, Etats-Unis, 2010.
(5) S. Saint-Michel, “L’Impact du genre sur les traits de personnalité des leaders et les effets sur leur style de leadership”, thèse de doctorat sous la direction de Jean-François Amadieu, Paris-I Sorbonne, 2012.
(6) A. Solberg, “A Gender Perspective on Innovation Management”, thèse de doctorat, université d’Oslo, département de sociologie et de géographie, 2010.
(7) V. de Beaufort, “Femmes et pouvoir : tabou ou nouveau modèle de
gouvernance ?”, Essec-Boyden, septembre 2012.
(8) A. Arcier, “Le Quotient féminin de l’entreprise”, Village mondial, 2002.