On parle beaucoup de la mixité en entreprise… Et on en parle dans le langage de l’entreprise : celui de la productivité, de l’agilité sur les marchés, du potentiel d’innovation, de la robustesse de la prise de décision et de la mesure de la prise de risque… Bref, de la performance.
Les études se succèdent et s’accumulent sur le thème, mettant toutes en évidence une corrélation (ce qui n’est pas synonyme de causalité) entre la féminisation des effectifs/du management et la performance économique. Dès le début des années 2000, le chercheurMichel Ferrary établissait à 48,6% le différentiel de productivité entre une entreprise ayant moins de 35% de femmes dans son staff et une entreprise en comptant davantage. A partir de 2007, le prestigieux cabinet McKinsey lançait, sous le titre« Women Matter », une série d’études sur les effets bénéfiques d’un leadership économique partagé : parmi les résultats, un résultat opérationnel de 48% supérieur dans les entreprises ayant la gouvernance la plus mixte. Aux lendemains de la crise financière de 2008, l’économiste Anne Sibert émettait l’hypothèse d’un krach qui aurait pu être évité si les femmes avaient eu davantage leur place et leur mot à dire à Wall Street. Fin 2014, le Crédit Suisse Research Institute enfonçait le clou avec des indicateurs de rentabilité des fonds propres supérieurs de 2,9 points dans les entreprises comptant au moins une femme dans leur conseil d’administration… En 2012,l’OCDE y allait franco en annonçant un potentiel de croissance mondiale de 12% à l’horizon 2030 contenue dans une réduction de 50% des inégalités femmes/hommes. D’autres études pourraient encore être citées (j’en ai archivé une vingtaine sur les trois dernières années) qui nourrissent l’argumentation d’une mixité (sinon d’une égalité) productrice a minima de stabilité économique, voire, et c’est nettement plus excitant pour le monde de l’entreprise, de performance plus ou moins spectaculaire.
L’argumentation est assurément séduisante. Parce qu’elle rompt avec le discours traditionnel sur les discriminations dont font l’objet les femmes, sur le marché du travail et dans l’accès aux responsabilités. Un discours qu’on dit « victimaire » et qui ne flatte personne, quand les hommes l’entendent comme une accusation et les femmes comme une assignation réitérée au champ de la faiblesse. Les hommes ne sont plus des salauds qui piquent toutes les places, les femmes ne sont plus des pleureuses qui attendent qu’on leur fasse de la place. Les femmes sont des « talents » dont on aurait tort de se priver et les hommes sont d’accord pour ça.
L’argumentation d’une mixité performante plait aussi parce qu’il semble qu’elle apporte du concret, du pragmatique, du tangible pour faire de l’égalité plus qu’une intention. Et cette argumentation est efficace, quand elle permet à celles et ceux qui croient au principe de justice mais se heurtent à la résistance d’autres qui le pensent impossibles à transposer dans la réalité, de se doter d’une démonstration audible pour encourager le passage aux actes. On s’est (enfin) trouvé de bonnes raisons de relever le défi d’accorder aux femmes, dans la réalité et pas seulement dans le principe, des droits et traitements équivalents à ceux des hommes. Si mixité (sinon égalité) rapporte, mixité (sinon égalité) doit être faite!
On ne me comptera pas parmi les maussades : j’ai la conviction que cette argumentation aura été utile. Ne serait-ce que pour mettre à l’agenda du monde économique une question qu’il a trop longtemps considérée comme n’étant que lointainement, voire parfois pas du tout la sienne, bénéficiant, pour conforter sa désinvolture, d’une large indulgence des pouvoirs publics à l’égard de l’inapplication du droit (pourtant très complet dont nous disposons en France, depuis plus de 30 ans, en matière d’égalité professionnelle). Il y a donc bien de quoi se réjouir des effets réels et observables du discours sur la mixité comme facteur de performance : il aura indéniablement motivé l’élaboration et le déploiement d’ambitieuses politiques d’égalité dans de nombreuses entreprises. Il aura aussi fait gagner l’objectif d’égalité en légitimité, permettant l’intégration de ces politiques dans la stratégie même des organisations, non comme un « plus » que l’on s’offrira quand la conjoncture sera meilleure et qu’on aura les moyens de « faire du social », mais comme une incontournable nécessité, au titre de levier de croissance et de voie prometteuse pour la performance.
Tout astucieux soit-il, ce propos qui associe mixité et performance n’en est pourtant pas moins piégeux. Car il glisse facilement vers l’idée que les femmes sont désormais tout le contraire des boulets qu’on a bien voulu dire par le passé (enceintes à tout bout de champ, pas dispos après 18 heures, chialeuses à la moindre contrariété…), mais apporteraient à l’entreprise une vraie plus-value… Quitte, pour cela, à verser dans l’essentialisme ordinaire, en leur attribuant des tas de super qualités prétendument « féminines » : elles seraient plus humaines, plus conciliantes, mieux organisées, plus prudentes face aux risques… Et plus en phase avec les consommateurs, qui sont majoritairement des consommatrices (autrement dit : elles font les courses). Quitte surtout à inscrire dans les esprits l’idée que la place des femmes se justifie quand elles « servent » à quelque chose…. Et les obligeant, de ce fait, à prouver incessamment qu’elles « servent » à quelque chose, explique très finement la chercheuse Réjane Sénac dans son récent ouvrage L’égalité sous conditions : ayant à porter l’espoir collectif qu’elles feront différemment, sous-entendu peut-être mieux, les voilà positionnées en égales conditionnelles, appelées à ne pas décevoir, pour ne pas faire regretter les droits qu’on leur aura « accordés » et la « chance » de démontrer leur valeur qu’on leur aura « donnée ».
Car que se passera-t-il, dit encore Réjane Sénac, si l’on devait s’apercevoir que les femmes ne « servent » pas plus, pas moins que les hommes et qu’elles ne sont ni meilleures ni moins bonnes qu’eux (ce dont j’ai personnellement la certitude), personne ne le dit. Serons-nous prêt-es à renoncer à faire de l’égalité une réalité quand nous nous rendrions compte que cette égalité ne tient pas ses promesses économiques? La question est seulement posée, sans procès d’intention.
Mais elle doit être posée car une égalité conçue en poste de rentabilité, n’est-ce pas au fond comme une égalité regardée en poste de coût, toujours une égalité précaire? Une égalité qui se cherche des justifications pour se faire ou ne pas se faire. Une égalité qui a oublié qu’elle n’est ni optionnelle ni négociable.
Source : Publié par Marie Donzel
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