27 MAI 2018 #FÊTE DES MÈRES #LIDUP A LU POUR VOUS

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Gare aux cadeaux empoisonnés !

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Ne boudons pas notre plaisir. En ce jour de Fête des mères, les cadeaux, marques d’affection et de considération sont plutôt les bienvenus. Surtout quand ils viennent de ceux dont on attend le plus, nos enfants. En revanche, quand l’employeur s’en mêle : attention, danger !

Une nouvelle mode arrivant des Etats-Unis a de quoi intriguer. Elle consiste à proposer aux femmes de partir en voyage professionnel avec leur progéniture.  » Bébés à bord… pour un déplacement professionnel ? « , interroge ainsi Cara Gontarz Hume, responsable des ressources humaines chez GE Finance, dans un texte mis en ligne le 5  octobre 2017, sur le réseau social LinkedIn. Cette mère d’un bébé de 5 mois, et de deux autres enfants de moins de 4 ans hésitait à accepter un déplacement professionnel.  » Qu’à cela ne tienne « , lui ont signifié son manageur et son mentor, lui suggérant d’emmener le bébé avec elle. Ce qui fut fait. Précision non négligeable, la grand-mère du bébé était aussi du voyage.  » L’expérience était incroyable tant professionnellement que personnellement « , s’exclame l’intéressée dont le post traduit l’extrême satisfaction.

Le cas ne serait pas isolé. Déjà, en  2006, une étude menée pour l’Association nationale américaine du voyage d’affaires indiquait que 10  % des personnes en déplacement professionnel emmenaient leurs enfants avec eux, des femmes le plus souvent. Et, comme il y a moins de femmes que d’hommes à des postes à responsabilité, il s’avère que ce sont en fait 20  % des femmes amenées à se déplacer, qui partiraient ainsi avec tout ou partie de leur descendance.

Double viePreuve que la pratique est entrée dans les mœurs, le magazine américain Working Mother -publiait, le 17  janvier, une liste des choses à faire quand on emmène ses enfants en voyage -professionnel. A savoir : primo, prévenir son patron, même s’il est bien précisé que l’enfant ne gambadera pas dans la salle de réunion. Ouf ! Secundo, planifier ses occupations professionnelles en priorité, mais ne pas oublier de prévoir les activités pour les enfants en parallèle. Et tertio, mettre en place la logistique sur place : garde d’enfants si -nécessaire, jouets, itinéraires de visite, etc.

Pitié ! On sait que certaines entreprises, en manque de personnel qualifié, rivalisent d’ingéniosité pour attirer les compétences recherchées. Mais, en l’occurrence, le cadeau n’est-il pas empoisonné ? Partir seule est aussi une occasion de casser quelque peu le rythme effréné imposé par la double vie familiale et professionnelle. Pas besoin de courir le soir pour être à l’heure de la sortie des classes ou assurer la relève de la baby-sitter. On retrouve le plaisir et la disponibilité d’un emploi du temps considérablement allégé, et donc la possibilité de réseauter, de discuter plus longuement avec ses collègues, fournisseurs ou clients. Voire d’aller visiter un musée ou de boire un verre, sans se presser.

Ce prétendu cadeau ne semble heureusement pas encore massivement proposé par les entreprises de l’Hexagone. Celles qui mettraient cette politique en pratique ne s’en vantent en tout cas pas. Une recherche sur Internet ne nous a pas permis d’en trouver une seule qui se flatte de telles pratiques en France.

Certes, il est souvent compliqué de laisser ses enfants derrière soi quand on doit s’absenter quelques jours. Particulièrement pour les femmes qui, jusqu’à nouvel ordre, continuent d’assurer la -logistique familiale. Quand aucun aïeul n’est disponible pour assurer le relais, c’est au deuxième -parent de s’en charger, le père donc, dans la majorité des situations. N’est-ce pas alors l’occasion rêvée pour lui mettre le pied à l’étrier, et lui faire comprendre le plaisir, mais aussi l’ampleur de la tâche ?

 » Lorsque les femmes ne peuvent pas éviter leurs contraintes professionnelles, les hommes se sentent contraints de déroger aux leurs « , déclarait ainsi Sylviane Giampino, psychanalyste, au magazine Psychologies, en mai  2015. Avec le risque d’essuyer des remarques désobligeantes s’ils partent tôt – une situation bien connue de la gent féminine –, mais aussi l’éventualité d’apparaître comme  » un héros des temps modernes « . D’une façon générale,  » mieux vaut promouvoir des mesures qui incitent les pères à un meilleur partage des tâches « , estime Herminia Ibarra, professeure en comportement des organisations à l’Insead. Comme le congé parental.

A défaut, les mères ont tendance à recourir aux nombreuses dispositions suggérées au nom de l’équilibre vie privée-vie familiale, mais qui sont également perverses. Le temps partiel, tout d’abord.  » Il peut conduire les employeurs à discriminer les femmes, à ne pas leur proposer des postes prometteurs, dans la crainte qu’elles ne décident de mettre leur carrière entre parenthèses ultérieurement « , expliquent Francine Blau et Lawrence Kahn, professeurs à l’université Cornell (Etats-Unis) dans une -publication du National Bureau of Economic Research de janvier  2013.

Autre écueil : les postes à temps plein mais dont certains avantages, tels les moindres déplacements, les horaires plus flexibles sont mis en avant. Ils contribuent à la formation de  » ghettos roses « , où les rémunérations sont inférieures, et les occasions d’évolution rarissimes.

Donc, gare aux cadeaux empoisonnés. Et bonne fête quand même !

par Annie Kahn

© Le Monde